Zeïtoun: Le Grande Insurrection XV

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L'arrivée des consuls et la capitulation

Le 30 janvier, les consuls anglais et russe étaient arrivés au camp turc. Le 1er février, arrivèrent les consuls français et italien; ce dernier représentait en même temps les consuls autrichien et allemand, qui n'avaient pas pu venir à cause du froid.

Les représentants de l'Europe entrèrent immédiatement en communication avec nous; ils nous invitèrent à nous rendre deux jours après à l'armée ottomane pour commencer les pourparlers.

Les habitants de la ville dé Zeïtoun et les réfugiés choisirent comme représentants mes trois jeunes camarades et moi, organisateurs de la défense, et nous chargèrent d'un mandat, signé par les princes et les notables; ceux-ci devaient nous acoompagner. Les pourparlers seraient faits en français. Le 3 mars, nous nous sommes dirigés vers le camp ottoman; six mille insurgés s'étaient rangés sur deux lignes des deux côtés de notre chemin. Ils nous dirent: Au revoir! et leurs derniers mots furent: «Vivre avec l'honneur ou mourir.»

Les cavaz des consuls et les drogmans russe et anglais vinrent au-devant de nous à la limite de la chaîne militaire et nous escortèrent jusqu'au quartier général.

Les consuls commencèrent par nous déclarer que «les puissances n'interviennent que dans un but humanitaire, qu'elles ne veulent donner aucun encouragement à notre résistance et ne cherchent que l'apaisement». Puis ils nous communiquèrent les trois conditions posées par la Sublime Porte, et nous prièrent de répondre dans deux jours. Les conditions étaient les suivantes:

« 1° La reddition des armes de guerre;

« 2° La reconstruction, par les Zeïtouniotes, de la caserne fortifiée;

« 3° Livrer les quatre fauteurs du mouvement, pour les poursuivre devant les tribunaux réguliers.»

Nous nous sommes préparés à nous rendre à Zeïtoun pour en rapporter la réponse à ces conditions. Au moment de notre départ, on vint nous avertir qu'Edhem-Pacha voulait nous voir; nous avons été conduits avec les consuls dans la chambre du Pacha. Le commandant nous reçut avec une extrême affabilité; c'est un homme de haute taille, âgé d'une cinquantaine d'années, d'un air grave et d'une physionomie intelligente. Il nous adressa des paroles douces et persuasives; au moment où nous le quittions, il nous dit: «J'espère que vous saurez être sages, comme vous avez su être braves.» Nous avons répondu que notre uni que but, en levant les armes, c'était d'obtenir l'établissement d'un régime de justice, et que si l'on voulait bien nous l'accorder, nous étions volontiers prêts à mettre bas les armes.

Nous sommes allés à Zeïtoun et nous avons tenu un grand conseil; en réponse aux conditions du gouvernement, nous avons préparé les nôtres qui en différaient sensiblement. Les Zeïtouniotes déclaraient d'abord qu'ils ne considéraient personne parmi eux comme fauteur, qu'ils n'accepteraient jamais de livrer leurs quatre défenseur; ils demandaient, pour continuer les pourparlers, que les troupes turques fussent éloignées de Zeïtoun; ils repoussaient aussi la proposition de reconstruire la caserne. Les femmes de Zeïtoun envoyèrent aux consuls une pétition où elles décrivaient longuement tout ce que les Zeïtouniotes avaient souffert des injustices et des persécutions des fonctionnaires turcs, tout ce que le gouvernement avait comploté pour les détruire, tout ce qui les avait à la fin poussés à l'insurrection; elles priaient les consuls, au cas où ceux-ci voudraient rétablir l'ancienne situation, de venir à Zeïtoun et de tuer eux-mêmes tous les habitants, de l'enfant jusqu'au vieillard.

Nous sommes revenus au camp; et après une Domaine de négociations et de discussions, nous avons arrêté, le 10 février, les conditions suivantes qui furent acceptées et signées des deux parts:

«1° Les armes de guerre seront rendues par les habitants de Zeïtoun à la condition que les musulmans des environs aussi seront désarmés des leurs. Les armes de chasse, fusils vieux modèles, pistolets et poignards, seront laissés à leurs détenteurs;

«2° Une amnistie générale sera accordée aux habitants de Zeïtoun et aux réfugiés. Les quatre chefs du mouvement, connus sous la dénomination des quatre Barons, doivent quitter le territoire ottoman, sous la surveillance des ambassadeurs; leurs frais de voyage seront réglés par le gouvernement impérial;

«3° Exemption des arriérés d'impôts; le dégrèvement pour l'impôt foncier; délai de paie ment pendant quelques années.

«Ces concessions ne devront pas être une condition de l'arrangement, elles devront être sollicitées de la bienveillance de Sa Majesté;

«4° Les Zeïtouniotes ne doivent pas reconstruire la caserne. C'est le gouvernement impérial qui la reconstruira;

«5° Un gouverneur (caïmacam) chrétien sera nommé pour Zeïtoun; la gendarmerie sera recrutée parmi les Zeïtouniotes. (Ces questions seront réglées conformément à l'acte général des Ré formes);

«6° Garanties de sécurité pour la vie et les biens des Zeïtouniotes.

«Il n'appartient pas aux ambassadeurs de donner ces garanties eux-mêmes, mais ils demanderont à la Porte une déclaration à ce sujet;

«7° Réinstallation des réfugiés dans leurs villages.

«En ce qui concerne les garanties qu'Edhem-Pacha offre pour les réfugiés, les consuls devront dresser avec les commissaires ottomans un acte spécial dans la forme qui leur paraîtra offrir le plus de sécurité. Ils en surveilleront eux-mêmes l'exécution 1».

Après avoir signé ces conditions, nous avons livré aux consuls le colonel, le gouverneur et les cinquante-six prisonniers; le même jour nous avons également livré les fusils Martini. Les consuls m ont demandé si nous n'avions pas des car touches.

— Vous les trouverez dans les blessures des soldats turcs qui sont allés à Marache, ai-je répondu.

Ce jour-là, les princes et les notables partirent pour Zeïtoun: tous les quatre nous fûmes retenus pour partir directement en Europe. Il nous était dur de quitter ce pays héroïque, mais nous avons accepté ce sacrifice pour le bonheur de cette vaillante population.

Tous les consuls se comportèrent avec beaucoup de bonté à l'égard de notre peuple opprimé, et quant à nous quatre, ils nous traitèrent très cordialement; mais ils rendirent en môme temps un véritable service au gouvernement turc 2.

Nous sommes restés encore deux jours dans l'armée ottomane. Je ne peux pas m'empêcher d'exprimer en particulier nos sentiments de gratitude au consul français, M. Barthélémy, qui nous fit jour et nuit garder par ses cavaz, et au drogman du consul russe, M. Samuel Goldenberg, qui eut pour nous une conduite fraternelle. Je ne peux pas m'empêcher d'exprimer notre reconnaissance pour le consul italien, M. Henri Vitto, ainsi qu'à son drogman, M. Ferdinand, et à son médecin qui nous rendit des services inappréciables en prodiguant ses soins aux victimes de l'épidémie.

Avant de partir, j'ai donné la lettre suivante au consul italien:

A Monsieur Henri Vitto,

Consul italien et représentant de l'Italie, de l'Autriche et de l'Allemagne à Zeïtoun.

Au moment où après avoir tant lutté pour la civilisation et pour ma chère Patrie, je suis forcé de retourner en Europe, je vous prie, digne représentent de l'Italie, de vouloir bien faire connaître à votre gouvernement et à vos compatriotes, que notre but n'était pas de former un royaume ou une principauté, ce qui ne sérail qu'une chimère dans ce mélange de races diverses qu'est la Turquie. Noire programme était d'obtenir: 1° Liberté de croyance, de pensée et d'instruction; 2° Une administration sage et impartiale. Nous savions bien que notre lutte ne nous offrirait pas la victoire définitive sans la protection de l'Europe, et nous avons continué le combat dans l'espoir que les Puissances chrétiennes interviendraient pour nous assister. Vous qui représentez un peuple ami de la science et de la liberté, vous qui connaissez notre histoire et nos malheurs, parlez en faveur de noire cause et vous aurez la reconnaissance d'un peuple martyr.

Veuillez agréer les adieux d'un chef des combats de Zeïtoun.

Aghassi. 12 février 1896.

Le 12 février, nous avons quitté Zeïtoun tous les quatre, ayant avec nous deux combattants qui étaient venus de la Grande-Arménie pour se joindre aux insurgés. J'exprime notre reconnaissance pour le consul anglais, M. Barenham qu n'épargna aucun soin pour que notre voyage fût sans danger. Son drogman, M. Chalam et son cavaz, ainsi que le cavaz du consul italien nous accompagnaient avec une escorte de trente cavaliers. Nous sommes arrivés à Mersina, d'où le 14 mars, nous sommes montés h bord du bateau Sindh des Messageries qui nous amena sur le sol libre de la France.

A présent, Zeïtoun est apaisé. Après la capitulation, la famine et l'épidémie continuèrent à y faire des ravages; mais les consuls d'Italie, d'Angleterre et de France, ayant fait connaître cette situation à leurs gouvernements, des secours arrivèrent pour soulager la misère de la population. En même temps, la Société américaine de la Croix-Rouge envoya des médecins et des pharmaciens, qui par leurs soins firent disparaître l'épidémie.

Malgré sa signature, le gouvernement turc s'obstina quelque temps à ne pas envoyer un gouverneur chrétien à Zeïtoun, mais sur les protestations énergiques des ambassadeurs de Constantinople, un Grec, Youvanaki Djazopoulo, fut envoyé comme gouverneur à Zeïtoun, cinq mois après notre départ.

Le Zeïtouniote est à l'ordinaire travailleur bon. Lorsqu'il est gouverné avec justice, il et un citoyen fidèle et sait obéir à la loi. Mais lorsqu'on menace sa vie et son honneur, il sait tout sacrifier pour se défendre.

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1 On peut voir toutes ces conditions dans le supplément du Livre Jaune de 1895-1896 (texte VII,Affaire de Zeïtoun), pages 73, 83 et 84.- Livre Jaune (Affaires arméniennes) de 1893-1897, pages 214 et 215.

2 Voici ce qu'écrit M. de la Boulinière, chargé d'affaires de France à Constantinople, à M. Berthielot, mininisre des affaires étrangères, sur ce point:

«C'est la seconde fois, depuis les troubles, que les Puissances ont rendu au Sultan le grand service de le tirer d'une situation difficile et nquiétante: d'abord a Conslatinople, lors de évacuation des églises par les réfugiés arméniens, et cette fois-ci a Zeïtoun.

«Dans le premier cas, Abdul-Hamid n'a pas cru devoir refuser!» concours des ambassades, et dans le second il a éie trop heureux de l'intervention des Puissances.» (Voir le Supplément du Livre Jaune, 1895-1896, p. 84.)