Zeïtoun: Histoire de Zeïtoun XV
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La chute des Avchars. - Hostilité avec les Circassiens et réconciliation. - La chute des Cozan-Oghlou. - L'entrée du gouvernement ottoman à Zeïtoun
Après la bataille d'Aziz-Pacha, le district de Zeïtoun ne s'apaisa pas complètement et resta pendant trois ans en état de siège. Le gouvernement emprisonnait et torturait les Zeïtouniotes qui se rendaient à Marache, à tel point qu'ils furent obligés d'envoyer leurs paysans turcs pour faire des achats. Les Zeïtouniotes, en revanche, poursuivaient les Turcs rencontrés sur leurs chemins et empêchaient les gendarmes du gouverne ment d'entrer à Zeïtoun; c'est pour cela qu'ils empêchèrent le célèbre arméniste français Victor Langlois d'entrer à Zeïtoun, parce que celui-ci était accompagné d'une escorte; seulement sur la prière du savant, ils lui offrirent, comme souvenir, un pistolet et un couteau.
Le gouvernement, désespérant de pouvoir établir les Circassiens à Zeïtoun, les dirigea sur les Turcomans Avchars, qui avaient été jusque-là une tribu rebelle, mais qui, ayant accepté d'aller au secours d'Aziz-Pacha pour subjuguer le Zeïtoun, avaient été affaiblis dans ce combat funeste. Ismaïl-Pacha marcha sur eux du côté de Sivas et les Circassiens se dirigèrent du côté du sud; les Avchars, après une faible résistance, se soumirent volontairement et livrèrent aux Circassiens leur beau et fertile pays. Ceux-ci y fondèrent une ville, qu'ils appelèrent Azizié du nom du sultan Aziz, et dont ils firent plus tard leur capitale; ils fondèrent également plusieurs villages dans le pays des, Avchars, qui est connu maintenant sous le nom d'Ouzoun-Yaïla.
Les Circassiens devinrent de plus en plus puissants; le Sultan Aziz qui avait pris pour épouse une circassienne, les protégeait particulièrement; ils, eurent une assez grande influence sur les ministres et les hauts fonctionnaires du gouvernement, dont ils gagnaient le cœur et les faveurs en envoyant leurs vierges superbes dans leurs harems. Avec les femmes, les hommes aussi trouvèrent de l'accès dans les palais et dans toutes les grandes maisons, et peu à peu se mirent à jouer un rôle très important dans les affaires politiques du pays. Les Circassiens ont formulé un proverbe qu'ils ré pètent avec une orgueilleuse effronterie: «Nous avons construit en Turquie des forteresses avec les cuisses de nos filles, et ces forteresses nous ont rendus invincibles.»
De la sorte Zeïtoun perdit du côté du nord le rempart que formait pour lui l'existence de la tri bu rebelle des Avchars, et il eut en revanche, à la même place, un ennemi puissant et acharné contre lui.
De 1862 jusqu'à 1865, les Zeïtouniotes eurent des luttes perpétuelles avec les Circassiens. C'étaient ceux-ci qui avaient commencé: pour se venger des pertes subies dans la grande bataille, ils attaquèrent et pillèrent près de Goguisson une caravane de Zeïtouniotes. Dès ce jour, les Zeïtouniotes se mirent à tuer et à piller tous les Circassiens qu'ils rencontraient sur les chemins; dans l'espace de trois années, plus de 500 Circassiens avaient ainsi disparu: les Circassiens à leur tour faisaient la même chose aux Zeïtouniotes, lorsqu'ils les trouvaient seuls ou faillies; ils attaquaient parfois les villages voisins de Fournous. Le supérieur du couvent Sourp-Garabed de Fournous, l'évêque Nicolaïos, que les Turcs avaient nommé l'évêque fou, réussit plusieurs fois à les chasser tout seul; pour empêcher leur invasion, c'est lui qui fonda en 1864, le village arménien de Tékir sur le pas sage qui porte le même nom.
Les Circassiens se rendirent compte à quel point les Zeïtouniotes étaient pour eux de redoutables voisins; ils les proclamèrent igid, c'est-à-dire braves. Un voyageur français, M. Léon Paul, qui a visité le Zeïtoun en 1864 et qui a parlé avec une grande sympathie des montagnards du Zeïtoun, a remarqué lui-même combien les Circassiens évitaient en ce temps-là de rencontrer les Zeïtouniotes.
Léon Paul a trouvé à Zeïtoun un accueil très cordial. Les Zeïtouniotes reçurent ce représentant de la France avec les honneurs militaires et avec des coups de feu d'enthousiasme. «Je regrette, écrit il, de ne pouvoir donner qu'une bien pâle idée de notre réception. J'entends encore à l'heure qu'il est l'écho de la montagne, répercutant les coups du feu tirés en notre honneur avec un roule ment semblable à celui du tonnerre. Mon seul regret, avant de m'endormir, est de ne pouvoir dessiner quelques-uns des sites qui nous ont charmés.»
En été 1805, les chefs Circassiens voulurent en finir avec ce désastreux état de choses; ils envoyèrent des délégués et des présents aux princes de Zeïtoun, en les invitant à faire un pacte d'alliance avec eux.
Les princes arméniens acceptèrent cette proposition avec plaisir, et, prenant avec eux une dizaine de notables et trente combattants, se rendirent au village turc de Cabak-Tépé de la commune d'Alicher; le supérieur du couvent de Fournous, l'évêque Nicolaïos, les accompagnait.
Vingt et un beks circassiens, entourés de trois cents cavaliers, s'étaient réunis sous la présidence du célèbre chef Méhemmed-Bek. Les Circassiens eurent tout d'abord un mouvement de méfiance en voyant l'arrivée des Arméniens, ils eurent peur de les approcher, malgré qu'ils fussent en grand nombre. L'entrevue fut ainsi ajournée pendant trois jours; les représentants des deux communauté se guettaient sans oser s'approcher pour délibérer. L'évêque Nicolaïos, impatienté, s'avança tout seul, et invita de loin Méhemmed-Bek qui se rendit à cette invitation, accompagné do trois autres chefs. Alors, il les harangua en ces termes:
— «Pourquoi craignez-vous do nous approcher, vous qui, ordinairement, vous croyez les maîtres du monde? Vous donnez le titre de bek nu dernier d'entre vous et vous croyez que votre qualité de musulman vous rend supérieurs aux chrétiens et vous donne le droit de les dominer. Sachez donc que nous sommes les maîtres, les beks elles rois de ces monts, et que nous avons acheté cet honneur avec notre épée et notre sang. Si vous êtes des hommes et si vous êtes braves, avancez et sachez respecter les droits des braves.» Les Circassiens, remplis d'admiration par ces fières paroles de l'évoque arménien, s'approchèrent complètement rassurés, et commencèrent la délibération; en deux jours, les conditions de l'alliance furent fixées et le traité fut signé par les chefs des deux côtés.
Les conditions étaient les suivantes:
1° Les Zeïtouniotes et les Circassiens sont désormais des amis et des voisins fidèles.
2° Les Zeïtouniotes et les Circassiens ne se combattront plus et ne se pilleront plus.
3° Les Zeïtouniotes et les Circassiens pourront aller et venir en toute sécurité dans leurs pays réciproques et feront entre eux le commerce d'une manière amicale.
4° Si un Circassien pille un Zeïtouniote, le coupable sera puni par les chefs circassiens et les objets seront restitués à leurs maîtres.
5° Si un Zeïtouniote pille un Circassien, il sera puni par les princes de Zeïtoun et les objets seront restitués à leurs maîtres.
Zeïtouniotes et Circassiens fêtèrent pendant deux jours l'heureuse réussite de cette alliance. Depuis ce jour, durant trente ans, les deux peuples voisins respectèrent leur traité et restèrent amis.
Mais on gagnant cette nouvelle amitié, le Zeïtoun en perdit une autre, celle des Cozan-Oghlou.
En 1865, Dervich-Pacha arriva de Constantinople avec une grande armée et soumit les Rahanli et les Djélikanli rebelles. Il accorda aux Circassiens le droit d'occuper leurs pâturages du Taurus; puis il se dirigea sur les Cozan-Oghlou, au même moment où Ismaïl-Pacha marchait sur eux du côté du nord. Les notables arméniens de Hadjin, qui avaient été souvent persécutés par les chefs de cette tribu turcomane, aidèrent avec leurs les seymen soldats d'Ismaïl-Pacha à les écra ser. Les chefs Cozan-Oghlou se rendirent sans résister. Les beks turcomans de Païas et de l'Amanus suivirent leur exemple.
Ainsi, en 1865, toutes les tribus rebelles qui environnaient le Zeïtoun se soumirent au gouvernement turc; le Zeïtoun restait seul; et cela facilita au gouvernement de le plier aussi sous son joug.
En 1865, le gouvernement construisit, pour la première fois, en face de Zeïtoun, au bord de la rivière de l'est, une mosquée et un palais où s'établit un gouverneur turc avec un major. L'administration intérieure resta toujours aux mains des princes de Zeïtoun, mais ceux-ci furent obligés d'accepter de payer un impôt au gouvernement.