Zeïtoun: Histoire de Zeïtoun XIII
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Suleïman-Pacha. - Khourchid-Pacha
Le gouvernement turc regardait toujours avec un grand mécontentement la puissance de Zeïtoun. Le gouverneur de Marache, Suleïman-Pacha concentra tous ses efforts à l'assujettir. Il avait donné l'ordre aux Turcs d'attaquer les Zeïtouniotes rencontrés loin de Zeïtoun, dans les villes et sur les chemins.
Les Zeïtouniotes résistèrent à toutes les menaces. Le gouvernement avait détaché la commune de Fournous du district de Zeïtoun et l'avait relié à celui de Yénidjé-Kalé, pour maîtriser au moins cette partie de Zeïtoun et pour la mettre sous impôts. Les princes de Zeïtoun ne voulurent pas accepter cet arrangement, ils chassèrent les percepteurs d'impôts et continuèrent à les lever eux-mêmes.
En 1857, un grand nombre de Circassiens, émigrant du Caucase, arrivèrent à Marache; le gou verneur voulut les faire établir à Zeïtoun. Les montagnards arméniens repoussèrent cette propo sition, et ils livrèrent même plusieurs combats avec les troupes ottomanes près du passage de Seg.
En ce moment, le gouvernement turc était devenu très orgueilleux; c'était après la guerre de Sébastopol, et il avait la joie d'avoir vaincu le Russe, son ennemi traditionnel; les grandes puissances d'Europe avaient été de son côté contre les «Moskof Giavours». Il décida de soumettre le Zeïtoun; il lui manquait un prétexte, qui ne tarda pas.
En 1858, vers la fin d'automne, un samedi, les Turcs de Marache assiègent la maison de l'agent consulaire anglais, M. Kirmani. Cet européen, qui était un homme honnête et bon, avait blâmé et insulté le juge turc pendant un jugement, pour sa partialité corrompue. Le juge irrité était allé, pour se venger, exciter le fanatisme de la popu lace musulmane; un grand nombre deTurcs armés, vinrent assiéger la maison de «l'Inglis Giavour». L'Anglais se défendit courageusement. Il avait déjà fait éloigner de là maison son enfant au moyen d'un Arménien. Il prit un fusil, il en donna un autre à sa femme, et tous les deux se mirent à tirer par les fenêtres sur la foule assemblée. Quatre ou cinq Turcs furent tués; les autres, désespérant de pou voir saisir tout vivants l'anglais et sa femme, mirent le feu à la maison, en croyant qu'ils se rendraient peut-être devant ce danger de mort imminent. Mais les deux Anglais continuèrent à tirer, et lorsque les flammes envahirent toute la maison, ils s'embrassèrent et se jetèrent dans le feu 1.
Lorsque les Zeïtouniotes apprirent que les Turcs avaient brûlé, à Marache, un Haï-Krisdoné 2 ils devinrent furieux et décidèrent de le venger.
En plein mois de décembre, traversant la neige qui s'élevait à une hauteur d'un mètre, ils passèrent par le mont d'Akher-Dagh, entrèrent à Marache massacrèrent un grand nombre de Turcs et retournèrent avec un riche butin.
Ce fut là le prétexte attendu par le gouvernement. En été 1859, Khourchid-Pacha fut envoyé à Zeïtoun avec une armée de 12,000 soldats, qui vinrent camper pendant deux semaines au bord du Djahan, près du pont Vartabed. Khourchid-Pacha commença par proposer aux Zeïtouniotes de se rendre pacifiquement, sous la menace d'incen dier et de détruire Zeïtoun s'ils ne se soumettaient pas. Les Zeïtouniotes ne furent pas effrayés de cotte menace; ils se postèrent derrière des barricades qu'ils construisirent en face de l'armée ottomane, aux sommets du mont Chembek et dans la vallée de Ghelavouz-Déré.
Khourchid-Pacha décida de commencer l'attaque, le 20 juin. Sans savoir que les Arméniens l'attendaient à l'affût, il entra avec son armée dans le long et profond défilé. Les Zeïtouniotes repoussèrent d'abord les bachi-bozouks qui venait du côté méridional de Chembek, puis ils tombèrent sur l'armée, et l'attaquèrent de toutes parts; en poussant de grandes et terribles exclamations, ils jetèrent la frayeur parmi les Turcs et se mirent à les tuer sans pitié. Aux premiers coups, Khourchid-Pacha prit la fuite; les soldats, ayant subi des pertes considérables, se dispersèrent sur les montagnes et les collines et s'enfuirent jusqu'à Marache.
Après cette défaite, le gouvernement comprit qu'il était impossible de recommencer l'attaque avec des forces médiocres et se décida à attendre quelques années et à accumuler des forces considé rables pour pouvoir anéantir définitivement Zeïtoun.
Un vartabed zeïtouniote, qui était en même temps un combattant et un achough, composa après la guerre un poème de victoire qui, jusqu'à présent est chanté à Zeïtoun sous le nom de «l'Avetch de Khourchid-Pacha». Nous donnons ce poème en entier, avec la traduction française que nous en avons trouvée dans une étude de Victor Langlois 3.
Accourez, mes frères, venez entendre le récit de nos hauts faits, comment l'infidèle Khourchid, qui voulait nous anéantir, fut écrasé.
Ecoutez, mes frères, le récit de l'agression de Khourchid-Pacha. Oh! cette année-ci fut glorieuse pour nous!
L'impie était décidé à nous massacrer, afin d'enlever nos femmes, nos enfants et nos biens.
Mais qu'il ne compte plus sur ses milliers de soldats, qu'il tremble désormais devant nous et que ceux de Marach apprennent aussi à respecter la foi du Serment!
Salut à nos chefs qui nous conduisirent sur le champ de bataille, salut à nos sages gouverneurs qui veillent à notre sûreté, salut à nos valeureux princes, et vive notre pays!
En ce moment sublime, lénidunian s'écrie: «En avant tous ensemble! plus de crainte: je vous procurerai un riche butin!»
Surénian reprend: «Je commande à mille guerriers qui vont courir à la mort pour défendre l'indépendance; marchons à l'ennemi!»
Kosroiar crie à son tour: «Arrêtez, c'est à moi de marcher le premier à la tête, de mes guerriers; c'est à vous de suivre mon exemple et de repousser l'invasion musulmane.»
Balian reprend: «Admirez mes braves, enviez et ma poudre et mon plomb, prenez tout et tirez juste; mes biens, mes fusils et ma vie sont à la nation.»
Garabed le Kaia dit à son tour: «Libre, montagnard, c'est à moi, gardien de Zeïtoun, de défendre le chemin de la liberté. A moi, mes fils, à moi! Ayons foi en Dieu et montrons-nous dignes de nos ancêtres en abaissant l'orgueil d'un pacha exécré.»
«Mes greniers sont garnis de blé. Ne comptez plus sur des secours; un pain par jour et combattons dix ans. Nous avons bien assez vécu; il faut nous sacrifier au salut de nos frères. Dieu et la croix sont avec nous:»
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1 Les Zeïtouniotes ont composé un poème épique pour célébrer l'hé roïsme de cet admirable couple, et le nom dé Kirmani est honoré à Zeitoun à l'egal d'un héros national.
2 Haï-Krisdoné veut dire arménien-chrétien. Les Zeïtouniotes confon dent la nationalité avec la réligion: pour eux, tout Arménien est chrétien. et tout chrétien est Arménien; ils croient que l'Anglais, le Français, le Grec et tous les peuples chrétiens sont frères et sont Arméniens.
3 Revue des Deux-Mondes, 13 février 1863.