Lewis ruling in French
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RP 1 860 RG 4 767/94 ASS/14.02.94 DOMMAGES & INTERETS N° 12 TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS ------------------------ 1° CHAMBRE - 1° SECTION ------------------------ JUGEMENT RENDU LE 21 JUIN 1995 DEMANDERESSE : - L'UNION D'ASSOCIATIONS dite "FORUM DES ASSOCIATIONS "ARMENIENNES DE FRANCE", dont le siège est à PARIS 19ème, 15, avenue Mathurin Moreau prise en la personne de son président en exercice Zabelle CHEGHIKIAN, représentée par : Me Patrick G. QUENTIN, avocat - PN 75 (Nanterre) assisté par: Me Patrick DEVEDJIAN, avocat plaidant - C 415. Me Daniel JACOBY - avocat plaidant - P.306 , INTERVENANTE : - LA LIGUE INTERNATIONALE CONTRE LE RACISME ET L'ANTISEMITISME, dont le siège est à PARIS 10ème, 40, rue de Paradis, prise en la personne de son président, Pierre AIDENBAUM, représentée par : Me Véronique LEVY-RIVELINE, avocat - E 93, assistée par : Me Philippe BATAILLE, avocat plaidant (Versailles) PAGE PREMEIRE � DEFENDEUR : - Bernard LEWIS, nationalité : américaine, demeurant à PRINCETON - Ney Jersey (Etats-Unis d'Amérique) 167 Hartley Avenue, représenté par : Me Thierry LEVY, avocat - C 179. * MINISTERE PUBLIC Madame TERRIER-MAREUIL, Premier Substitut. COMPOSITION DU TRIBUNAL Magistrats ayant délibéré Madame COCHARD, Président, Monsieur LACABARATS, Vice-Président, Madame FEYEDAU, Vice-Président. GREFFIER Madame BAYARD. DEBATS à l'audience du 17 mai 1995, tenue publiquement, JUGEMENT prononcé en audience publique, contradictoire, susceptible d'appel. * * * PAGE DEUXIEME
AUDIENCE DU 21 JUIN 1995
10 CHAMBRE 10 SECTION
No 12 SUITE
Interrogé par deux journa- listes du Monde sur la question de savoir "pourquoi les Turcs refusent-ils toujours de "reconnaître le génocide arménien ?", l'historien Bernard LEWIS, dans un entretien publié par le quotidien le 16 novembre 1993, s'est exprimé en ces termes :
"Vous voulez dire reconnaître la ver- "sion arménienne de cette histoire ? Il y avait "un problème arménien pour les Turcs, à cause "de l'avance des Russes et d'une population "anti-ottomane en Turquie qui cherchait l'in- "dépendance et qui sympathisait ouvertement "avec les Russes venus du Caucase. Il y avait "aussi des bandes arméniennes - les arméniens "se vantent des exploits héroïques de la résis- "tance - et les Turcs avaient certainement "des problèmes de maintien de l'ordre en l'état "de guerre. Pour les Turcs, il s'agissait de "prendre des mesures punitives et preventives "contre une population peu süre dans une région "menacée par une invasion étrangère. Pour les "Arméniens, il s'agissait de libérer leur pays. "Mais les deux camps s'accordent à reconnaître "que la répression fut limitée géographique- "ment. Par exemple, elle n'affecta guère les "Arméniens vivant ailleurs dans l'Empire ot- "toman.
"Nul doute que des choses terribles "ont eu lieu que de nombreux Arméniens - et "aussi des Turcs - ont péri. Mais on ne con- "naitra sans doute jamais les circonstances "précises et les bilans des victimes. Songez "à la difficult que l'on a de rétablir les "faits et les responsabilités à propos de la "guerre du Liban qui s'est pourtant déroulée "il y a peu de temps et sous les yeux du monde "pendant leur deportation vers la Syrie, des "centaines de milliers d'Arméniens sont morts "de faim, de froid ... mais si l'on parle de PAGE TROISIEME
� "génocide, cela implique qu'il y ait eu poli-
"tique délibérée, une décision d'anéantir sys- "tématiquement la nation arménienne. Cela est "fort douteux. Des documents Turcs prouvent "une volonté de deportation, pas d'extermina- "tion."
A la question : "Les Turcs "reconnaissent-ils même ce que vous dites l&aagrave; ?", Bernard LEWIS a réponde :
"Cela dépend de quels Turcs. Les auto- "rités officielles ne reconnaissent rien. Cer- "tains historians turcs vous donneraient des "réponses plus nuancées."
Ces propos ayant suscité de vives réactions de la part de nombreuses personnalités, dans un article intitulé : "Arméniens, cela s'appelle un génocide" paru dans Le Monde du 27 novembre 1993, ce même quotidien a publié le ler janvier 1994, sous le titre "Les Explications de Bernard LEWIS", le texte suivant :
"Je voudrais expliquer mes vues sur "les déportations d'Arménie de 1915, de manière "plus claire et plus précise qu'il n'était "possible dans un entretien nécessairement "sélectif. Nombre de faits sont toujours très "difficiles à établir avec certitude. Ma réfé- "rence au Liban ne visait pas à établir la "difficulté qu'il y a à déterminer et à éva- "luer le cours des événements dans une situa- "tion complexe et confuse. La comparaison avec "l'Holocause est cependant biaisée sur plusieurs "aspects importants.
"1) Il n'y a eu aucune campagne de haine "visant directement les Arméniens, aucune démo- "nisation comparable à l'antisémitisme en "Europe. PAGE QUATRIEME
� "2) La deportation des Arméniens, quoique
"de grande ampleur, ne fut pas totale, et en "particulier elle ne s'appliqua pas aux deux "grandes villes d'Istanbul et d'Izmir.
"3) Les actions turques contre les Arméniens, "quoique disproportionnées, n'étaient pas nées "de rien. La peur d'une avancée russe dans "les provinces orientales ottomanes, le fait "de savoir que de nombreux Arméniens voyaient "les Russes comme leurs libérateurs contre "le régime Turc et la prise de cosncience des "activités révolutionnaires arméniennes contre "l'Etat ottoman : tout cela contribua à créer "une atmosphere d'inquiétude et de suspicion "aggravée par la situation de plus en plus "désespérée de l'Empire et par les névroses "- ô combien habituelles - du temsp de guerre. "En 1914, les Russes mirent sur pied quatre "grandes unités de volontaires arméniens otto- "mans, dont certains étaient des personnages "publics très connus.
"4) La deportation, pour des raisons crimi- "nelles, stratégiques ou autres, avait été "pratiquée pendant des siècles dans l'Empire "ottoman. Les deportations ottomanes ne vi- "saient pas directement et exclusivement les "Arméniens. Exemple : sous la menace de l'avan- "cée Russe et de l'occupation imminente de "cette ville, le Gouverneur ottoman de Van "évacua à la hâte la population musulmane et "l'envoya sur les routes sans transports ni "nourritures, plutbt que de la laisser tomber "sous la domination russe. Très peu de ces "musulmans survécurent à cette deportation ""amicale".
"5) Il n'est pas douteux que les souffrances "endurées par les Arméniens furent une horrible "tragédie humaine qui marque encore la mémoire "de ce peuple comme celle des Juifs l'a été "par l'holocauste. Grand nombre d'Arméniens PAGE CINQUIEME
� "périrent de famine, de maladie, d'abandon
"et aussi de froid, car la souffrance des dé- "portés se prolonged pendant l'hiver. Sans "aucun doute, il y eut aussi de terribles atro- "cités, quoique pas d'un seul côté, comme l'ont "montré les rapports des missionnaires améri- "cains avant la deportation, concernant notam- "ment le sort des villageois musulmans dans "la région de Van tombés aux mains des unités "de volontaires arméniens.
"Mais ces événements doivent être "vus dans le contexte d'un combat, certes iné- "gal, mais pour des enjeux réels et d'une inquié- "tude turque authentique - sans doute grande- "ment exagérée mais pas totalement infondée - "à l'égard d'une population arménienne démunie, "pête à aider les envahisseurs russes. Le gou- "vernement des jeunes Turcs à Istanbul, décida "de résoudre cette question par la vieille "méthode - souvent employée - de la deportation
"Les déportés durent subir des souf- "frances effrayantes, aggravées par les condi- "tions difficiles de la guerre en Anatolie, "par la médiocre qualité - en l'absence prati- "quement de la totalité des hommes valides "mobilisés dans l'armée - de leurs escortes "et par les méfaits des bandits et de bien "d'autres qui profitérent de l'occasion. Mais "il n'existe aucune preuve sérieuse d'une déci- "sion et d'un plan du gouvernement ottoman "visant à exterminer la nation arménienne."
Estimant que par de tels propos, Bernard LEWIS a contests l'existence du génocide arménien ou, à tout le moins, bana- lisé les persecutions et souffrances infligées aux déportés arméniens, et que ce faisant, il a commis une faute ouvrant droit à réparation, en raison de l'atteinte très grave qu'il a portée au souvenir et au respect des survivants PAGE SIXIEME
� et de leurs families, l'Union dissociations
dite "Forum des Associations Arméniennes de "France", l'a fait assigner, suivant acte du 14 février 1994 aux fins de le voir condamner, sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil, à payer à chacune des associations re- quérantes, la somme de 100 000 francs à titre de dommages-intérêts, et celle de 10 000 francs en application de I'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
La demanderesse sollicite en outre la publication de la décision à inter- venir dans cinq quotidiens et cinq hebdomadaires nationaux, ainsi que l'exécution provisoire.
La Lique Internationale Contre le Racisme et l'Antisémitisme (LICRA) est inter- venue par conclusions du 10 août 1994, pour demander paiement du franc symbolique et s'as- socier à la demande de publication, sollicitant en outre l'allocation d'une somme de 10 000 francs en application de l'article 700 du Nou- veau Code de Procédure Civile.
En défense, Bernard LEWIS, qui s'interroge sur l'intérêt à agir du FORUM, oppose en premier lieu la prescription de l'ac- tion. Il soutient que l'article 1382 du Code Civil ne peut recevoir application dès lors que la faute qui lui est reprochée consiste en la negation d'un génocide", délit prévu et réprimé par la loi sur la presse, dont les dispositions relatives à la courte prescription doivent être respectées en l'espèce ; il re- lève qu'aucun acte interruptif n'a été signi- fié dans les trois mois qui ont suivi la déli- vrance de l'assignation, et considère que la prescription est acquise.
Il soutient ensuite que les exactions commises par le gouvernement PAGE SEPTIEME
ottoman contre les populations armèniennes en 1915 n'entrent pas dans la définition des crimes quel'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 interdit de contester, et conclut à l'irrecevabilité de l'action. En tout état de cause, il conteste le caractère fautif prêté en tant qu'historien, une différen- te de celle du FORUM, la question du génocide arménien n'étant pas tranchée de façon défini- tive.
Il rappelle que le juge doit laisser à l'historien une entière liberté de jugement et doit seulement veiller à ce que ses prises de position n'aient pas une finalité ni un object indépendant de son travail historique ; qu'à cet égard, rien ne permet d'affirmer qu'à travers la critique d'une opi- nion prévalante, Bernard LEWIS ait eu la volonté de duire aux victimes.
Il relève qu'il a, au con- traire, souligné les souffrances endurées par les arméniens et qu'il n'a pas nié l'existence des déportations décidées par le gourernement ottoman.
Estimant qu'il est en droit de s'interroger sur la définition à donner à ces crimes, dans le contexte de preuves dif- ficiles à réunir et de débats persistants entre historiens, il considère qu'aucune faute ne peut lui être reprochée et conclut, subsidiai- rement, au rejet des demandes.
Il sollicite la condamnation solidaire du FORUM des Associations Arméniennes de France et de la LICRA au paiement de la somme de 30 000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile. PAGE HUITIEME
� En réponse, par conclusions
du 8 novembre 1994, le FORUM précise que ses statuts lui confèrent une autonomic juridique totale par rapport aux associations qui le composent, et que son but est de veiller à la conservation d'une identité dont le génocide est une part essentielle.
Dans la mesure où les pro- pas tenus par Bernard LEWIS n'entrent pas dans la liste limitative des infractions prévues et réprimées par la loi du 29 juillet 1881, il estime que l'action ne peut être fondée que sur l'article 1382 du Code Civil et n'est pas soumise à la courte prescription.
Sur le fond, il discute l'argumentation adverse et relève le devoir de prudence qui s'impose tout particulièrement à l'historien qui porte ses recherches et sa réflexion sur une période récente de l'His- toire, dont les témoins encore vivants et meur- tris, méritent consideration ; il critique point par point, les affirmations de bernard LEWIS, et développe les arguments qui, selon lui, conduisent à admettre la réalité du géno- cide arménien.
Par conclusions du 23 novem- bre 1994, la LICRA, dont la vocation est de "combattre par tous moyens la négation des "génocides et l'apologie des crimes contre "l'humanité et défendre les intérêts moraux, "l'honneur et la mémoire des déportés", s'as- socie en tous points à l'argumentation déve- loppée par le FORUM.
Aux termes d'écritures modi- ficatives du 21 novembre 1994, le demandeur sollicite à son seul profit, la condamnation du défendeur au paiement de la somme de 100 000 francs à titre de dommages intérêts. PAGE NEUVIEME
� Il prétend dans ses dernières
conclusions que Bernard LEWIS a reconnu sa faute dans une lettre adressée le 11 octobre 1994 auPrésident de la 17ème Chambre Correction- nelle de Paris.
Il lui conteste le droit de ne pas qualifier de "génocide", les massa- cres perpétrés en 1915, alors que cette réali- té a été admise par l'ONU, le 29 août 1985 et par le Parlement Européen le 18 juin 1987.
Il estime que Bernard LEWIS ne peut être considéré comme un historien, sur la question arménienne, n'ayant publié aucune étude à ce sujet ; il considère qu'il est en réalité un intellectual engagé, se li- vrant à une intense activité de "lobbying" en faveur de la Turquie.
Dans d'ultimes écritures signifies le 18 janvier 1995, Bernard LEWIS conteste le bien fondé de ces allégations et relève qu'il n'est pas démontré qu'il ait pour- suivi un autre but que celui de l'historien. Il rappelle à nouveau que la liberté de l'his- Itorien doit être protégée dès lors qu'il n'a pas mis ses facultés critiques au service d'une animosité ni poursuivi une finalité étrangère à son travail, mais qu'il a, à l'inverse, res- pecté les règles de son métier.
* * * *
SUR LA RECEVABILITE DE L'ACTION -------------------------------
Attendu que le défendeur qui, dans ses premières écritures, mettait en doute la recevabilité de l'action engagée PAGE DIXIEME
� par le FORUM des Associations Arméniennes,
n'a ultérieurement développé aucun moyen à cet égard ; que l'intérêt à agir de la demande- resse est certain dès lors queue poursuit la défense des intérêts qu'elle a pour objet de protéger ; que par ailleurs, la recevabilité de l'intervention de la LICRA ne fait l'objet d'aucune discussion ;
Attendu, sur la prescrip- tion, que le domaine de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 est limits aux crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du Tribunal Mili- taire International de Nüremberg, c'est-à-dire les crimes commis pendant la deuxième guerre mondiale par des organisations ou des person- nes agissant pour des pays européens de l'Axe qu'ainsi la protection spéciale édictée par la loi contre la négation de ces crimes,n'est pas applicable à la contestation relative aux autres crimes contre l'humanité comme, en l'es- pèce, ceux dont a été victime le peuple armé- nien en 1915
Attendu que la faute repro- chée A Bernard LEWIS n'étant pas susceptible de constituer une infraction à la loi sur la presse, l'action, qui trouve son fondement dans la responsabilité de droit commun édictée par l'article 1382 du Code Civil, n'est pas soumise à la courte prescription de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ; qu'il con- vient en consequence de déclarer l'action re- cevable ;
SUR LE BIEN FONDE DES DEMANDES ------------------------------
Attendu que c'est à l'occasion de la parution en France des traductions de deux de ses ouvrages, "Les Arabes dans l'Histoire" PAGE ONZIEME
� et "Race et esclavage au Proche-Orient", que
Bernard LEWIS, présenté comme un spécialiste de l'époque médiévale arabe, de la Turquie ottomane et kémalienne et de l'islamisme con- temporain, a accordé un entretien aux journa- listes du quotidien "Le Monde" ; qu'il a répon- du en historien aux différentes questions qui lui étaient posées, touchant notamment à l'évo- lution politique de la Turquie - resistance à l'islamisme ou évolution vers un régime re- ligieux - au regard de sa demande d'adhésion à l'Union Européenne ; qu'il s'est exprimé en la même qualité lorsqu'il a tenu les propos incriminés relatifs aux raisons pour lesquel- les la Turquie refusait de reconnaître l'exis- tence du génocide arménien ;
Attendu que, contrairement à ce qu'ont soutenu les demandeurs dans certai- nes de leurs écritures (conclusions signifies le 8 novembre 1994 par le FORUM des Associa- tions Arméniennes de France, page 5), il n'appar- tient pas au Tribunal d'apprécier et de dire si les massacres commis de 1915 à 1917 sur les Arméniens constituent, ou non, le crime de génocide, tel qu'il est défini actuellement par l'article 211-1 du Nouveau Code Pénal
Attendu en effet que, s'agis- sant d'événements se rapportant à l'Histoire, les tribunaux n'ont pas pour mission d'arbitrer et de trancher les polémiques ou controverses qu'ils sont susceptibles de provoquer, de déci- der comment doit être représenté et caracté- risé tel ou tel épisode de l'Histoire nationale ou mondiale ;
Attendu que l'historien a, par principe, toute liberté pour exposer selon ses vues personnelles les faits, les actes et les attitudes des hommes ou groupements d'hommes ayant pris part aux événements qu'il a choisi de soumettre à ses recherches PAGE DOUZIEME
� Mais attendu que s'il a
ainsi toute latitude pour remettre en cause, selon son appreciation, les témoignages reçus ou les idées acquises, l'historien ne saurait cependant échapper à la règle commune liant l'exercice légitime d'une liberté à l'accep- tation nécessaire d'une responsabilité ;
Attendu qu'à cet égard, sans préjudice des dispositions spéciales concer- nant la presse et l'édition, l'historien engage sa responsabilité envers les personnes concer- nées lorsque, par denaturation ou falsifica- tion, il présente comme véridiques des alléga- tions manifestement erronées ou omet, par négli- gence grave, des événements ou opinions rencon- trant l'adhésion de personnes assez qualifiés et éclairées pour que souci d'une exacte infor- mation lui interdise de les passer sous silence ;
Attendu que les propos qu'il a tenus le 16 novembre 1993, dont la portée n'a nullement été atténuée mais bien au con- traire renforcée par sa mise au point du ler janvier 1.994, Bernard LEWIS, en répondant à la question "pourquoi les Turcs refusent- "ils toujours de reconnoitre le génocide armé- finien ?" par l'observation : "vous voulez "dire la version arménienne de cette histoire", accrédite l'idée selon laquelle la réalité du génocide ne résulterait que de l'imagination du peuple arménieh qui serait en quelque s-orte le seul à affirmer l'existence d'un plan concerto mis en ceuvre sur ordre du gouvernement jeune- turc en vue de l'anéantissement de la nation arménienne ;
Attendu que cette thèse est contredite par les pièces versées aux débats desquelles il résulte que dans l'étude sur la question de la prevention et de la repression du crime de génocide, adoptée par la sous-commis- sion de l'ONU le 29 août 1985, le massacre des PAGE TREIZIEME
� Arméniens par les Ottomans, figure parmi les
causes de génocides recensés au XXème siècle ; que le colloque intitulé "Tribunal Permanent "des Peuples", réuni à Paris le 29 août 1984 et composé d'éminentes personnalités interna- tionales, a considéré comme bien fondée l'ac- cusation du génocide arménien formulée contre les autorités turques ; que le Parlement Euro- péen, dans une résolution adoptée le 18 juin 1987 a reconnu la réalité du génocide arménien et considéré que le refus par la Turquie de l'admettre constituait un obstacle à l'entrée de ce pays dans la Communauté Européenne ;
Attendu que si Bernard LEWIS était en droit de contester la valeur et la portée de telles affirmations, il se devait de relever et d'analyser les circonstances susceptibles de convaincre les lecteurs de leur absence de pertinence ; qu'il ne pouvait en tout cas passer sous silence des éléments d'appréciation convergents, retenus notamment par des organismes internationaux et révélant que, contrairement à ce que suggèrent les pro- pos critiqués, la thèse de l'existence d'un plan visant à l'extermination du peuple arménien n'est pas uniquement défendue par celui-ci
Attendu que même s'il n'est nullement établi qu'il ait poursuivi un but étranger à sa mission d'historien, et s'il n'est pas contestable qu'il puisse soutenir sur cette question une opinion différente de celles des associations demanderesses, il de- meure que c'est en occultant les éléments con- traires à sa thèse, que le défendeur a pu af- firmer qu'il n'y avait pas de "preuve sérieuse" du génocide arménien ; qu'il a ainsi manqué à ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuance, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une PAGE QUATORZIEME
� indemnisation, dans les conditions énoncées
au dispositif ;
P A R C E S M O T I F S -------------------------------
LE TRIBUNAL,
Déclare l'action recevable
Condamne Bernard LEWIS à payer à chaque demandeur, le FORUM DES ASSO- CIATIONS ARMENIENNES DE FRANCE, d'une part, et la LIGUE INTERNATIONALE CONTRE LE RACISME ET L'ANTISEMITISME, d'autre part, la somme de UN FRANC à titre de dommages-intérêts ;
Ordonne la publication par extraits du présent jugement dans le plus pro- chain numéro du journal "Le Monde" à paraître à compter du jour où ce jugement sera défini- tif, aux frais du défendeur, sans que le coût de l'insertion dépasse VINGT MILLE francs (20 000) ;
Dit n'y avoir lieu à exécu- tion provisoire ;
Condamne Bernard LEWIS à payer, sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, au Forum des Associations Arméniennes de France la somme de DIX MILLE francs (10 000) et à la LICRA celle de QUATRE MILLE francs (4 000) ;
Condamne le défendeur aux dépens.
Fait et jugé à PARIS, le 21 juin 1995. LE GREFFIER LE PRESIDENT
P. BAYARD J. COCHARD PAGE QINZIEME & DERNIERE.