Lewis ruling in French

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RP  1 860

RG  4 767/94
ASS/14.02.94

DOMMAGES
& INTERETS

N°  12

  TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

         ------------------------

        1° CHAMBRE - 1° SECTION

         ------------------------

     JUGEMENT RENDU LE 21 JUIN 1995


           DEMANDERESSE : -  L'UNION D'ASSOCIATIONS
           dite "FORUM DES ASSOCIATIONS
           "ARMENIENNES DE FRANCE",
           dont le siège est à PARIS 19ème,
           15, avenue Mathurin Moreau prise en
           la personne de son président en exercice
           Zabelle CHEGHIKIAN,

           représentée par :

  Me Patrick G. QUENTIN, avocat - PN 75 (Nanterre)
           assisté par:
  Me Patrick DEVEDJIAN, avocat plaidant - C 415.
  Me Daniel JACOBY - avocat plaidant - P.306 ,
           INTERVENANTE : - LA LIGUE INTERNATIONALE
           CONTRE LE RACISME ET L'ANTISEMITISME,
           dont le siège est à PARIS 10ème,
           40, rue de Paradis, prise en la personne
           de son président, Pierre AIDENBAUM,

           représentée par :

  Me Véronique LEVY-RIVELINE, avocat - E 93,
           assistée par :
  Me Philippe BATAILLE, avocat plaidant (Versailles)
 PAGE PREMEIRE

�           DEFENDEUR : - Bernard LEWIS,
           nationalité : américaine,
           demeurant à PRINCETON - Ney Jersey
           (Etats-Unis d'Amérique)
           167 Hartley Avenue,

           représenté par :

  Me Thierry LEVY, avocat - C 179.


                        *


           MINISTERE PUBLIC

           Madame TERRIER-MAREUIL,
                     Premier Substitut.

           COMPOSITION DU TRIBUNAL

           Magistrats ayant délibéré

           Madame COCHARD,         Président,
           Monsieur LACABARATS,    Vice-Président,
           Madame FEYEDAU,         Vice-Président.

           GREFFIER

           Madame BAYARD.

  DEBATS   à l'audience du 17 mai 1995,
           tenue publiquement,

  JUGEMENT prononcé en audience publique,
           contradictoire,
           susceptible d'appel.


                     *

                  *     *



    PAGE DEUXIEME


AUDIENCE DU 21 JUIN 1995

10 CHAMBRE 10 SECTION

No 12 SUITE

                      Interrogé par deux journa-
  listes du Monde sur la question de savoir
  "pourquoi les Turcs refusent-ils toujours de
  "reconnaître le génocide arménien ?", l'historien
  Bernard LEWIS, dans un entretien publié par
  le quotidien le 16 novembre 1993, s'est exprimé
  en ces termes :
            "Vous voulez dire reconnaître la ver-
  "sion arménienne de cette histoire ? Il y avait
  "un problème arménien pour les Turcs, à cause
  "de l'avance des Russes et d'une population
  "anti-ottomane en Turquie qui cherchait l'in-
  "dépendance et qui sympathisait ouvertement
  "avec les Russes venus du Caucase.  Il y avait
  "aussi des bandes arméniennes - les arméniens
  "se vantent des exploits héroïques de la résis-
  "tance - et les Turcs avaient certainement
  "des problèmes de maintien de l'ordre en l'état
  "de guerre.  Pour les Turcs, il s'agissait de
  "prendre des mesures punitives et preventives
  "contre une population peu süre dans une région
  "menacée par une invasion étrangère.  Pour les
  "Arméniens, il s'agissait de libérer leur pays.
  "Mais les deux camps s'accordent à reconnaître
  "que la répression fut limitée géographique-
  "ment.  Par exemple, elle n'affecta guère les
  "Arméniens vivant ailleurs dans l'Empire ot-
  "toman.
          "Nul doute que des choses terribles
  "ont eu lieu que de nombreux Arméniens - et
  "aussi des Turcs - ont péri.  Mais on ne con-
  "naitra sans doute jamais les circonstances
  "précises et les bilans des victimes.  Songez
  "à la difficult que l'on a de rétablir les
  "faits et les responsabilités à propos de la
  "guerre du Liban qui s'est pourtant déroulée
  "il y a peu de temps et sous les yeux du monde
  "pendant leur deportation vers la Syrie, des
  "centaines de milliers d'Arméniens sont morts
  "de faim, de froid ...  mais si l'on parle de
  PAGE TROISIEME


� "génocide, cela implique qu'il y ait eu poli-

  "tique délibérée, une décision d'anéantir sys-
  "tématiquement la nation arménienne.  Cela est
  "fort douteux.  Des documents Turcs prouvent
  "une volonté de deportation, pas d'extermina-
  "tion."
                    A la question : "Les Turcs
  "reconnaissent-ils même ce que vous dites l&aagrave; ?",
  Bernard LEWIS a réponde :
          "Cela dépend de quels Turcs.  Les auto-
  "rités officielles ne reconnaissent rien.  Cer-
  "tains historians turcs vous donneraient des
  "réponses plus nuancées."
                   Ces propos ayant suscité
  de vives réactions de la part de nombreuses
  personnalités, dans un article intitulé :
  "Arméniens, cela s'appelle un génocide" paru
  dans Le Monde du 27 novembre 1993, ce même
  quotidien a publié le ler janvier 1994, sous
  le titre "Les Explications de Bernard LEWIS",
  le texte suivant :
          "Je voudrais expliquer mes vues sur
 "les déportations d'Arménie de 1915, de manière
 "plus claire et plus précise qu'il n'était
 "possible dans un entretien nécessairement
 "sélectif.  Nombre de faits sont toujours très
 "difficiles à établir avec certitude.  Ma réfé-
 "rence au Liban ne visait pas à établir la
 "difficulté qu'il y a à déterminer et à éva-
 "luer le cours des événements dans une situa-
 "tion complexe et confuse.  La comparaison avec
 "l'Holocause est cependant biaisée sur plusieurs
 "aspects importants.
   "1) Il n'y a eu aucune campagne de haine
 "visant directement les Arméniens, aucune démo-
 "nisation comparable à l'antisémitisme en
 "Europe.
 PAGE QUATRIEME


� "2) La deportation des Arméniens, quoique

  "de grande ampleur, ne fut pas totale, et en
  "particulier elle ne s'appliqua pas aux deux
  "grandes villes d'Istanbul et d'Izmir.
     "3) Les actions turques contre les Arméniens,
  "quoique disproportionnées, n'étaient pas nées
  "de rien.  La peur d'une avancée russe dans
  "les provinces orientales ottomanes, le fait
  "de savoir que de nombreux Arméniens voyaient
  "les Russes comme leurs libérateurs contre
  "le régime Turc et la prise de cosncience des
  "activités révolutionnaires arméniennes contre
  "l'Etat ottoman : tout cela contribua à créer
  "une atmosphere d'inquiétude et de suspicion
  "aggravée par la situation de plus en plus
  "désespérée de l'Empire et par les névroses
  "- ô combien habituelles - du temsp de guerre.
  "En 1914, les Russes mirent sur pied quatre
  "grandes unités de volontaires arméniens otto-
  "mans, dont certains étaient des personnages
  "publics très connus.
     "4) La deportation, pour des raisons crimi-
  "nelles, stratégiques ou autres, avait été
  "pratiquée pendant des siècles dans l'Empire
  "ottoman.  Les deportations ottomanes ne vi-
  "saient pas directement et exclusivement les
  "Arméniens.  Exemple : sous la menace de l'avan-
  "cée Russe et de l'occupation imminente de
  "cette ville, le Gouverneur ottoman de Van
  "évacua à la hâte la population musulmane et
  "l'envoya sur les routes sans transports ni
  "nourritures, plutbt que de la laisser tomber
  "sous la domination russe.  Très peu de ces
  "musulmans survécurent à cette deportation
  ""amicale".
    "5) Il n'est pas douteux que les souffrances
  "endurées par les Arméniens furent une horrible
  "tragédie humaine qui marque encore la mémoire
  "de ce peuple comme celle des Juifs l'a été
  "par l'holocauste.  Grand nombre d'Arméniens
  PAGE CINQUIEME


� "périrent de famine, de maladie, d'abandon

  "et aussi de froid, car la souffrance des dé-
  "portés se prolonged pendant l'hiver.  Sans
  "aucun doute, il y eut aussi de terribles atro-
  "cités, quoique pas d'un seul côté, comme l'ont
  "montré les rapports des missionnaires améri-
  "cains avant la deportation, concernant notam-
  "ment le sort des villageois musulmans dans
  "la région de Van tombés aux mains des unités
  "de volontaires arméniens.
           "Mais ces événements doivent être
  "vus dans le contexte d'un combat, certes iné-
  "gal, mais pour des enjeux réels et d'une inquié-
  "tude turque authentique - sans doute grande-
  "ment exagérée mais pas totalement infondée -
  "à l'égard d'une population arménienne démunie,
  "pête à aider les envahisseurs russes.  Le gou-
  "vernement des jeunes Turcs à Istanbul, décida
  "de résoudre cette question par la vieille
  "méthode - souvent employée - de la deportation
           "Les déportés durent subir des souf-
  "frances effrayantes, aggravées par les condi-
  "tions difficiles de la guerre en Anatolie,
  "par la médiocre qualité - en l'absence prati-
  "quement de la totalité des hommes valides
  "mobilisés dans l'armée - de leurs escortes
  "et par les méfaits des bandits et de bien
  "d'autres qui profitérent de l'occasion.  Mais
  "il n'existe aucune preuve sérieuse d'une déci-
  "sion et d'un plan du gouvernement ottoman
  "visant à exterminer la nation arménienne."
                      Estimant que par de tels
  propos, Bernard LEWIS a contests l'existence
  du génocide arménien ou, à tout le moins, bana-
  lisé les persecutions et souffrances infligées
  aux déportés arméniens, et que ce faisant,
  il a commis une faute ouvrant droit à réparation,
  en raison de l'atteinte très grave qu'il a
  portée au souvenir et au respect des survivants
  PAGE SIXIEME


� et de leurs families, l'Union dissociations

  dite "Forum des Associations Arméniennes de
  "France", l'a fait assigner, suivant acte du
  14 février 1994 aux fins de le voir condamner,
  sur le fondement de l'article 1382 du Code
  Civil, à payer à chacune des associations re-
  quérantes, la somme de 100 000 francs à titre
  de dommages-intérêts, et celle de 10 000 francs
  en application de I'article 700 du Nouveau
  Code de Procédure Civile.
                    La demanderesse sollicite
  en outre la publication de la décision à inter-
  venir dans cinq quotidiens et cinq hebdomadaires
  nationaux, ainsi que l'exécution provisoire.
                    La Lique Internationale Contre
  le Racisme et l'Antisémitisme (LICRA) est inter-
  venue par conclusions du 10 août 1994, pour
  demander paiement du franc symbolique et s'as-
  socier à la demande de publication, sollicitant
  en outre l'allocation d'une somme de 10 000
  francs en application de l'article 700 du Nou-
  veau Code de Procédure Civile.
                   En défense, Bernard LEWIS,
  qui s'interroge sur l'intérêt à agir du FORUM,
  oppose en premier lieu la prescription de l'ac-
  tion.  Il soutient que l'article 1382 du Code
  Civil ne peut recevoir application dès lors
  que la faute qui lui est reprochée consiste
  en la negation d'un génocide", délit prévu
  et réprimé par la loi sur la presse, dont les
  dispositions relatives à la courte prescription
  doivent être respectées en l'espèce ; il re-
  lève qu'aucun acte interruptif n'a été signi-
  fié dans les trois mois qui ont suivi la déli-
  vrance de l'assignation, et considère que la
  prescription est acquise.
                   Il soutient ensuite que
  les exactions commises par le gouvernement
  PAGE SEPTIEME


  ottoman contre les populations armèniennes
  en 1915 n'entrent pas dans la définition des
  crimes quel'article 24 bis de la loi du 29
  juillet 1881 interdit de contester, et conclut
  à l'irrecevabilité de l'action. En tout état
  de cause, il conteste le caractère fautif prêté
  en tant qu'historien, une différen-
  te de celle du FORUM, la question du génocide
  arménien n'étant pas tranchée de façon défini-
  tive.
                  Il rappelle que le juge
  doit laisser à l'historien une entière liberté
  de jugement et doit seulement veiller à ce
  que ses prises de position n'aient pas une
  finalité ni un object indépendant de son travail
  historique ; qu'à cet égard, rien ne permet
  d'affirmer qu'à travers la critique d'une opi-
  nion prévalante, Bernard LEWIS ait eu la volonté de duire
  aux victimes.
                  Il relève qu'il a, au con-
  traire, souligné les souffrances endurées par
  les arméniens et qu'il n'a pas nié l'existence
  des déportations décidées par le gourernement
  ottoman.
                  Estimant qu'il est en droit
  de s'interroger sur la définition à donner
  à ces crimes, dans le contexte de preuves dif-
  ficiles à réunir et de débats persistants entre
  historiens, il considère qu'aucune faute ne
  peut lui être reprochée et conclut, subsidiai-
  rement, au rejet des demandes.
                  Il sollicite la condamnation
  solidaire du FORUM des Associations Arméniennes
  de France et de la LICRA au paiement de la
  somme de 30 000 francs au titre de l'article
  700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
  PAGE HUITIEME


� En réponse, par conclusions

  du 8 novembre 1994, le FORUM précise que ses
  statuts lui confèrent une autonomic juridique
  totale par rapport aux associations qui le
  composent, et que son but est de veiller à
  la conservation d'une identité dont le génocide
  est une part essentielle.
                    Dans la mesure où les pro-
  pas tenus par Bernard LEWIS n'entrent pas dans
  la liste limitative des infractions prévues
  et réprimées par la loi du 29 juillet 1881,
  il estime que l'action ne peut être fondée
  que sur l'article 1382 du Code Civil et n'est
  pas soumise à la courte prescription.
                    Sur le fond, il discute
  l'argumentation adverse et relève le devoir
  de prudence qui s'impose tout particulièrement
  à l'historien qui porte ses recherches et sa
  réflexion sur une période récente de l'His-
  toire, dont les témoins encore vivants et meur-
  tris, méritent consideration ; il critique
  point par point, les affirmations de bernard
  LEWIS, et développe les arguments qui, selon
  lui, conduisent à admettre la réalité du géno-
  cide arménien.
                    Par conclusions du 23 novem-
  bre 1994, la LICRA, dont la vocation est de
  "combattre par tous moyens la négation des
  "génocides et l'apologie des crimes contre
  "l'humanité et défendre les intérêts moraux,
  "l'honneur et la mémoire des déportés", s'as-
  socie en tous points à l'argumentation déve-
  loppée par le FORUM.
                    Aux termes d'écritures modi-
  ficatives du 21 novembre 1994, le demandeur
  sollicite à son seul profit, la condamnation
  du défendeur au paiement de la somme de 100 000
  francs à titre de dommages intérêts.
  PAGE NEUVIEME


� Il prétend dans ses dernières

  conclusions que Bernard LEWIS a reconnu sa
  faute dans une lettre adressée le 11 octobre
  1994 auPrésident de la 17ème Chambre Correction-
  nelle de Paris.
                     Il lui conteste le droit
  de ne pas qualifier de "génocide", les massa-
  cres perpétrés en 1915, alors que cette réali-
  té a été admise par l'ONU, le 29 août 1985
  et par le Parlement Européen le 18 juin 1987.
                     Il estime que Bernard LEWIS
  ne peut être considéré comme un historien,
  sur la question arménienne, n'ayant publié
  aucune étude à ce sujet ; il considère qu'il
  est en réalité un intellectual engagé, se li-
  vrant à une intense activité de "lobbying"
  en faveur de la Turquie.
                     Dans d'ultimes écritures
  signifies le 18 janvier 1995, Bernard LEWIS
  conteste le bien fondé de ces allégations et
  relève qu'il n'est pas démontré qu'il ait pour-
  suivi un autre but que celui de l'historien.
  Il rappelle à nouveau que la liberté de l'his-
  Itorien doit être protégée dès lors qu'il n'a
  pas mis ses facultés critiques au service d'une
  animosité ni poursuivi une finalité étrangère
  à son travail, mais qu'il a, à l'inverse, res-
  pecté les règles de son métier.
                      *
                   *     *
                      *


  SUR LA RECEVABILITE DE L'ACTION
  -------------------------------
                     Attendu que le défendeur
  qui, dans ses premières écritures, mettait
  en doute la recevabilité de l'action engagée
  PAGE DIXIEME


� par le FORUM des Associations Arméniennes,

  n'a ultérieurement développé aucun moyen à
  cet égard ; que l'intérêt à agir de la demande-
  resse est certain dès lors queue poursuit
  la défense des intérêts qu'elle a pour objet
  de protéger ; que par ailleurs, la recevabilité
  de l'intervention de la LICRA ne fait l'objet
  d'aucune discussion ;
                     Attendu, sur la prescrip-
  tion, que le domaine de l'article 24 bis de
  la loi du 29 juillet 1881 est limits aux crimes
  contre l'humanité, tels qu'ils sont définis
  par l'article 6 du statut du Tribunal Mili-
  taire International de Nüremberg, c'est-à-dire
  les crimes commis pendant la deuxième guerre
  mondiale par des organisations ou des person-
  nes agissant pour des pays européens de l'Axe
  qu'ainsi la protection spéciale édictée par
  la loi contre la négation de ces crimes,n'est
  pas applicable à la contestation relative aux
  autres crimes contre l'humanité comme, en l'es-
  pèce, ceux dont a été victime le peuple armé-
  nien en 1915
                     Attendu que la faute repro-
  chée A Bernard LEWIS n'étant pas susceptible
  de constituer une infraction à la loi sur la
  presse, l'action, qui trouve son fondement
  dans la responsabilité de droit commun édictée
  par l'article 1382 du Code Civil, n'est pas
  soumise à la courte prescription de l'article
  65 de la loi du 29 juillet 1881 ; qu'il con-
  vient en consequence de déclarer l'action re-
  cevable ;
  SUR LE BIEN FONDE DES DEMANDES
  ------------------------------
                     Attendu que c'est à l'occasion
  de la parution en France des traductions de
  deux de ses ouvrages, "Les Arabes dans l'Histoire"
  PAGE ONZIEME


� et "Race et esclavage au Proche-Orient", que

  Bernard LEWIS, présenté comme un spécialiste
  de l'époque médiévale arabe, de la Turquie
  ottomane et kémalienne et de l'islamisme con-
  temporain, a accordé un entretien aux journa-
  listes du quotidien "Le Monde" ; qu'il a répon-
  du en historien aux différentes questions qui
  lui étaient posées, touchant notamment à l'évo-
  lution politique de la Turquie - resistance
  à l'islamisme ou évolution vers un régime re-
  ligieux - au regard de sa demande d'adhésion
  à l'Union Européenne ; qu'il s'est exprimé
  en la même qualité lorsqu'il a tenu les propos
  incriminés relatifs aux raisons pour lesquel-
  les la Turquie refusait de reconnaître l'exis-
  tence du génocide arménien ;
                     Attendu que, contrairement
  à ce qu'ont soutenu les demandeurs dans certai-
  nes de leurs écritures (conclusions signifies
  le 8 novembre 1994 par le FORUM des Associa-
  tions Arméniennes de France, page 5), il n'appar-
  tient pas au Tribunal d'apprécier et de dire
  si les massacres commis de 1915 à 1917 sur
  les Arméniens constituent, ou non, le crime
  de génocide, tel qu'il est défini actuellement
  par l'article 211-1 du Nouveau Code Pénal
                     Attendu en effet que, s'agis-
  sant d'événements se rapportant à l'Histoire,
  les tribunaux n'ont pas pour mission d'arbitrer
  et de trancher les polémiques ou controverses
  qu'ils sont susceptibles de provoquer, de déci-
  der comment doit être représenté et caracté-
  risé tel ou tel épisode de l'Histoire nationale
  ou mondiale ;
                     Attendu que l'historien a,
  par principe, toute liberté pour exposer selon
  ses vues personnelles les faits, les actes
  et les attitudes des hommes ou groupements
  d'hommes ayant pris part aux événements qu'il
  a choisi de soumettre à ses recherches
  PAGE DOUZIEME


� Mais attendu que s'il a

  ainsi toute latitude pour remettre en cause,
  selon son appreciation, les témoignages reçus
  ou les idées acquises, l'historien ne saurait
  cependant échapper à la règle commune liant
  l'exercice légitime d'une liberté à l'accep-
  tation nécessaire d'une responsabilité ;
                      Attendu qu'à cet égard,
  sans préjudice des dispositions spéciales concer-
  nant la presse et l'édition, l'historien engage
  sa responsabilité envers les personnes concer-
  nées lorsque, par denaturation ou falsifica-
  tion, il présente comme véridiques des alléga-
  tions manifestement erronées ou omet, par négli-
  gence grave, des événements ou opinions rencon-
  trant l'adhésion de personnes assez qualifiés
  et éclairées pour que souci d'une exacte infor-
  mation lui interdise de les passer sous silence ;
                      Attendu que les propos qu'il
  a tenus le 16 novembre 1993, dont la portée
  n'a nullement été atténuée mais bien au con-
  traire renforcée par sa mise au point du ler
  janvier 1.994,   Bernard LEWIS, en répondant
  à la question    "pourquoi les Turcs refusent-
  "ils toujours de reconnoitre le génocide armé-
  finien ?" par l'observation : "vous voulez
  "dire la version arménienne de cette histoire",
  accrédite l'idée selon laquelle la réalité
  du génocide ne résulterait que de l'imagination
  du peuple arménieh qui serait en quelque s-orte
  le seul à affirmer l'existence d'un plan concerto
  mis en ceuvre sur ordre du gouvernement jeune-
  turc en vue de l'anéantissement de la nation
  arménienne ;
                      Attendu que cette thèse
  est contredite par les pièces versées aux débats
  desquelles il résulte que dans l'étude sur
  la question de la prevention et de la repression
  du crime de génocide, adoptée par la sous-commis-
  sion de l'ONU le 29 août 1985, le massacre des
  PAGE TREIZIEME


� Arméniens par les Ottomans, figure parmi les

  causes de génocides recensés au XXème siècle ;
  que le colloque intitulé "Tribunal Permanent
  "des Peuples", réuni à Paris le 29 août 1984
  et composé d'éminentes personnalités interna-
  tionales, a considéré comme bien fondée l'ac-
  cusation du génocide arménien formulée contre
  les autorités turques ; que le Parlement Euro-
  péen, dans une résolution adoptée le 18 juin
  1987 a reconnu la réalité du génocide arménien
  et considéré que le refus par la Turquie de
  l'admettre constituait un obstacle à l'entrée
  de ce pays dans la Communauté Européenne ;
                     Attendu que si Bernard LEWIS
  était en droit de contester la valeur et la
  portée de telles affirmations, il se devait
  de relever et d'analyser les circonstances
  susceptibles de convaincre les lecteurs de
  leur absence de pertinence ; qu'il ne pouvait
  en tout cas passer sous silence des éléments
  d'appréciation convergents, retenus notamment
  par des organismes internationaux et révélant
  que, contrairement à ce que suggèrent les pro-
  pos critiqués, la thèse de l'existence d'un
  plan visant à l'extermination du peuple arménien
  n'est pas uniquement défendue par celui-ci
                     Attendu que même s'il n'est
  nullement établi qu'il ait poursuivi un but
  étranger à sa mission d'historien, et s'il
  n'est pas contestable qu'il puisse soutenir
  sur cette question une opinion différente de
  celles des associations demanderesses, il de-
  meure que c'est en occultant les éléments con-
  traires à sa thèse, que le défendeur a pu af-
  firmer qu'il n'y avait pas de "preuve sérieuse"
  du génocide arménien ; qu'il a ainsi manqué
  à ses devoirs d'objectivité et de prudence,
  en s'exprimant sans nuance, sur un sujet aussi
  sensible ; que ses propos, susceptibles de
  raviver injustement la douleur de la communauté
  arménienne, sont fautifs et justifient une
  PAGE QUATORZIEME


� indemnisation, dans les conditions énoncées

  au dispositif ;
          P A R     C E S     M O T I F S
          -------------------------------
                    LE TRIBUNAL,
                    Déclare l'action recevable
                    Condamne Bernard LEWIS à
  payer à chaque demandeur, le FORUM DES ASSO-
  CIATIONS ARMENIENNES DE FRANCE, d'une part,
  et la LIGUE INTERNATIONALE CONTRE LE RACISME
  ET L'ANTISEMITISME, d'autre part, la somme
  de UN FRANC à titre de dommages-intérêts ;
                    Ordonne la publication par
  extraits du présent jugement dans le plus pro-
  chain numéro du journal "Le Monde" à paraître
  à compter du jour où ce jugement sera défini-
  tif, aux frais du défendeur, sans que le coût
  de l'insertion dépasse VINGT MILLE francs
  (20 000) ;
                    Dit n'y avoir lieu à exécu-
  tion provisoire ;
                    Condamne Bernard LEWIS à
  payer, sur le fondement de l'article 700 du
  Nouveau Code de Procédure Civile, au Forum
  des Associations Arméniennes de France la somme
  de DIX MILLE francs (10 000) et à la LICRA
  celle de QUATRE MILLE francs (4 000) ;
                    Condamne le défendeur aux
  dépens.
                    Fait et jugé à PARIS, le
                    21 juin 1995.
     LE GREFFIER               LE PRESIDENT



     P. BAYARD                 J. COCHARD
  PAGE QINZIEME & DERNIERE.

Source: http://users.ids.net/~gregan/dec_fr.html